Comment les femmes ont été exclues peu à peu du monde numérique? Une semaine après la journée internationale des droits de la femme, et à l’occasion de l’inauguration aujourd’hui de l’exposition Computer GRRRLS à La Gaieté Lyrique à Paris, l’heure est au bilan. Les principales innovations de l’informatiques sont nées entre les mains de femmes. Pourtant l’apport des femmes dans l’histoire du numérique est peu à peu passé aux oubliettes. Plus largement, les femmes sont sous-représentées dans le secteur : elles occupaient 33 % des emplois du numérique en 2017… Dans un secteur dominé par les hommes, quelles sont les solutions pour y remédier et rééquilibrer la balance?
La Gaieté Lyrique à Paris propose à partir du 14 mars l’exposition Computer GRRRLS qui sonne comme un grognement de colère face à l’oubli de l’apport des femmes dans l’histoire du numérique. Les 23 artistes et collectifs venus de divers pays qui sont présentés à la Gaieté Lyrique, sont des artistes nées avec le numérique. Elles redécouvrent cette histoire, et interroge le monde d’aujourd’hui. Designeuses, makeuses, hackeuses, cher- cheuses contemporaines réinventent l’alliance entre les femmes et les machines en utilisant des outils de création divers : impression 3D, tutoriels YouTube, réalité virtuelle, installations vidéo, algorithmes, gonflables, films publicitaires. A travers leurs travaux, ces femmes souhaitent rendre compte des biais de genre, des biais racistes des algorithmes et de se projeter dans l’avenir. Elles montrent la nécessité pour les femmes et les minorités en général d’agir, de fabriquer l’internet elle-mêmes, pour ne pas en être exclues.
Ce qui a motivé Marie Lechner, commissaire de l’exposition Computer Grrrls à la Gaieté Lyrique, c’est l’intérêt porté
« aux femmes qui intervenaient à tous les niveaux de l’informatique. Sur les photos on voit des salles remplies de femmes en train de saisir des données et calculer. Les hommes ont fabriqué les machines et les femmes ont mis en place les interfaces. Pour Colossus, qui a déchiffré Enigma, ou l’Eniac, le premier ordinateur complètement électronique, ce sont les femmes qui ont fait comprendre les équations aux machines. C’était très difficile, et ce sont souvent les anciennes human computers, les calculatrices, qui ont réussi ce travail. »
Les femmes qui ont façonné l’Histoire du numérique
Les femmes ont été au cœur des inventions informatiques. D’ailleurs, les premiers ordinateurs étaient des femmes, appelées les « calculatrices humaines ». La NASA employait ces femmes pour calculer les trajectoires des missiles. En 1945, elles étaient 100 à occuper cette fonction. C’était le temps où le monde de l’informatique était un « monde de femmes ».
Dans les années 1960, les femmes représentaient entre 40 et 50 % des effectifs dans les entreprises du secteur informatique. Et en 1978, la moitié des étudiants en sciences de l’informatique étaient de sexe féminin. Les femmes ont joué un rôle prépondérant dans l’histoire du logiciel – encore assez méconnu. Tour d’horizon de ces programmeuses qui ont façonné l’informatique moderne.
Ada Lovelace, l’avant-gardiste
Ada Lovelace est une figure majeure de la « préhistoire » informatique. Née en 1815, la comtesse Lovelace, fille du poète anglais Lord Byron, est poussée par sa mère, Annabella Milbanke, à étudier les mathématiques. Douée dans ce domaine, elle fabrique l’ancêtre de l’ordinateur : la machine analytique, avec Charles Babbage.
Dans ses carnets, Ada Lovelace écrit les premières suites de calculs destinées à être exécutées par une machine. Ce qui fait d’elle la première programmeuse du monde. Pionnière de l’informatique, elle a conceptualisé le premier ordinateur un siècle avant son apparition. Ada Lovelace laisse en héritage le langage informatique éponyme développé dans les années 1980 : Ada.
Hedy Lamarr, l’icône
Hedy Lamarr en chiffres ça donne : trente films, le premier orgasme sur grand écran, six maris, une étoile sur le « Walk of Fame », mille vies et 88 fréquences…
Star à Hollywood, Hedy Lamarr est, avec son compagnon de l’époque, le compositeur George Antheil, à l’origine de la technique de « zapping » radio. Calqué sur le nombre de touches d’un piano, ce système de communications novateur séquence l’information sur plusieurs fréquences entre l’émetteur et le récepteur.
Brevetée en 1941 – mais cédée très vite à l’armée américaine par patriotisme et utilisée vingt après pendant la crise de Cuba – cette invention technologique est à l’origine du Wi-Fi, du GPS ou encore du Bluetooth.
Joan Clarke, la Bombe humaine
Derrière l’un des premiers ordinateurs, la « Bombe », se cachait Alain Turing. Derrière lui, se cachait Joan Clarke. La cryptologue britannique a participé au décryptage de la machine Enigma, créée en 1919 par Arthur Scherbius, qui a été principalement utilisée par l’Allemagne nazie pour coder ses messages.
Pour décoder le chiffrement du IIIe Reich, l’équipe de Turing a inventé la machine nommée « The Bomb » – d’après les bruits du tic-tac produit pendant les calculs. Ses travaux lui valent d’être décorée par le gouvernement britannique après la guerre. En 2015, Joan Clarke est incarnée à l’écran par Keira Knightley dans le film Imitation Game.
Jean Bartik et les « ENIAC girls »
Pendant la seconde guerre mondiale, l’armée américaine a sélectionné six mathématiciennes pour coder les instructions d’ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer), le premier ordinateur numérique totalement électronique.
Betty « Jean » Bartik, Betty Holberton, Marlyn Meltzer, Ruth Teitelbaum, Kay Mauchly Antonelli et Frances « Fran » Spence étaient chargées de programmer cette grosse machine de 25 mètres cubes, 30 tonnes et 25 mètres de hauteur. Ces programmatrices d’élite étaient au cœur du projet ENIAC, et pourtant elles ont longtemps été oubliées. Les « ENIAC Girls » accèdent tardivement à la postérité en 2013, lorsqu’un documentaire leur est consacré.
En 1997, Jean Bartik est décorée du prix des « pionniers en Informatique » pour ces contributions à l’avancée de l’informatique.
Grace Hopper, la « reine du logiciel »
La brillante mathématicienne américaine, Grace Hopper a été témoin de la première panne informatique… provoquée par un insecte – « bug » en anglais.
En 1943, engagée dans la marine américaine, Grace Hopper travaille à la confection de l’ordinateur Harvard Mark I, qu’elle est la première à programmer. Alors qu’elle travaille sur la version II, en 1945, elle découvre qu’une panne informatique est due à une mite prise dans un relais.
Très appliquée, Grace Hopper enlève avec soin l’insecte et le dépose dans son journal avec la mention suivante : « First actual case of bug being found », soit littéralement « Premier cas réel de découverte d’insecte ». Cette anecdote a popularisé l’expression : « bug informatique ». Mais c’est surtout pour ses programmes à la pointe que Grace Hopper est surnommée « The queen of software » (1986), notamment le langage COBOL, devenu un standard pour les militaires et entreprises.
Margaret Hamilton, dans la lune… ou pas
Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour la femme ? Quand le premier homme marchait sur la lune, une femme était aux commandes : Margaret Hamilton.
C’est son code informatique qui a permis le succès de la mission Apollo 13 en 1970 – car elle avait anticipé certaines pannes des composants électroniques et fait en sorte que la commande pour l’alunissage reste fonctionnelle.
Les logiciels étaient alors considérés comme moins importants. L’ingénieure de la NASA raconte : « Quand j’ai commencé à parler d’ «ingénierie logicielle», l’expression faisait souvent sourire. C’était même une blague courante. […] Le développement logiciel a finalement et inévitablement acquis ses lettres de noblesse ». En 2003, elle est décorée par la NASA avec un « Exceptionnal Space Act Award ».
Roberta Williams, la gameuse
En grande aventurière, Roberta Williams a designé Mystery House (1980), le premier jeu d’aventure graphique. Vendu à grande échelle par l’entreprise Sierra On-Line, qu’elle co-fonde avec son époux Ken, une année avant.
Sa « gamographie » est impressionnante. Roberta Williams a créé ou participé à plus de vingt jeux en dix-huit ans. Entre autres, les joueurs lui doivent The Wizard, the Princess, the King’s Quest (du 1 au 8), Time Zone, Black Cauldron ou encore Dark Crystal.
Son travail de design et de scénario représente un tournant dans la conception du jeu d’aventure. En véritable icône du jeu vidéo, elle pose nue dans un jacuzzi pour la couverture de SoftPorn Adventure. « Une de ses grande fiertés », selon le site Ars Technica.
Et aujourd’hui, où sont les femmes ?
Elliot dans Mr Robot, Q dans James Bond, Mark Zuckerberg, Steve Jobs ou Bill Gates chez les GAFAM… Que ce soit dans le monde réel ou dans celui de la pop-culture, les grandes figures du numérique restent, à une écrasante majorité, masculines. Il n’y a que récemment le personnage de Shuri dans Black Panther qui tente de rééquilibrer un peu les choses, dans un film qui fait d’ailleurs la part belle à la diversité et à la parité.
La place des femmes dans le monde de l’informatique, c’est l’histoire d’une inversion. Dans les années 1950, les femmes occupent des postes clés dans les entreprises du secteur, et ce pendant près de 40 ans. A l’époque, l’informatique ne donnait pas accès à des métiers de « prestige », ni à des hauts salaires. C’était plutôt un secteur de la « bidouille », selon l’informaticienne et autrice, Isabelle Collet.
Avec l’explosion de la micro-informatique dans les années 1990, le secteur attire les hommes. Ce qui ramène la proportion des femmes dans les écoles d’informatique à 25% après des années de parité.
Aujourd’hui, les étudiantes en sciences de l’informatique sont moins de 10%. Soit une décrue de -80% en près de quarante ans. Quant aux écoles d’ingénieurs, les formations au numérique, ne séduisent que 27 % d’étudiantes, même si les chiffres progressent.
Dans le monde de l’entreprise, les femmes représentent 33% des effectifs en 2017, selon l’étude du Syntec Numérique. Autrement dit seulement un employé sur trois du secteur est une femme, dont principalement des fonctions dites “de support” (ressources humaines, administration…). À ce jour, seuls 27 % des codeurs sont des codeuses et on ne compte que 11 % de femmes dans la cybersécurité.
Les géants du Net tentent néanmoins de faire des efforts. Facebook revendique une hausse de 15% à 22% de ses femmes ingénieures entre 2014 et 2018. En 2017, Google virait un de ses ingénieurs, James Damore… Oublieux de l’Histoire et de ce qu’elle doit aux femmes, cet ingénieur prétendait en interne que l’absence de femmes dans les hautes sphères des entreprises high tech était due à des différences « biologiques ». Tant qu’il y aura des Damore, il restera encore du chemin à parcourir…
Les solutions pour y remédier
Devant ce constat, l’association Digital Ladies & Allies, qui rassemble 200 experts et expertes du numérique, a remis le 6 mars dernier un Livre Blanc à Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances en charge du numérique, à l’école ECV Digital.
Le document regroupe plus de 150 propositions concrètes émises par des spécialistes du secteur pour accroître le nombre et la visibilité des femmes dans l’univers de la tech et du numérique.
QUATRE GRANDS LEVIERS D’ACTION
L’ensemble des solutions proposées peuvent être regroupées en quatre grands leviers d’action : cultiver le goût des filles pour le numérique dès la petite enfance, via l’éducation et la formation, promouvoir des modèles féminins inspirants, défendre la représentation des femmes dans les formations supérieures et le monde de l’entreprise, et enfin investir massivement dans des initiatives qui promeuvent la mixité.
Tour d’horizon des propositions des Digital Ladies & Allies réparties selon ces quatre catégories.
Promouvoir la parole et la représentation des femmes :
– Mettre en place une discrimination positive dans les formations numériques
– Instaurer des quotas volontaires dans les entreprises
– Accentuer la pression auprès des pouvoirs publics pour obtenir des actions concrètes sur la parité dans les métiers de la tech
– Agir contre la fracture digitale qui touche plus les femmes que les hommes
– Imposer la parité et l’égalité de rémunération dans les COMEX et les équipes dirigeantes
– Mettre en place des sanctions plus fortes dans les écoles d’informatique en cas de sexisme
– Faire signer une charte de la mixité aux entreprises du numérique
– S’assurer que les femmes soient bien représentées dans les grandes conférences sur le numérique et la tech et représentent au moins 50% du temps de parole
– Lancer un trophée pour récompenser les entreprises exemplaires en termes de mixité
– Créer un poste d’ambassadeur pour les femmes, la paix et la sécurité (et y ajouter la cybersécurité)
– Appliquer le respect de la charte #JamaisSansElles pour tout événement subventionné par de l’argent public
– Développer les réseaux féminins et mixtes pour casser le plafond de verre
– Créer une plateforme internationale pour faciliter le mentorat
Améliorer l’éducation et la formation :
– Généraliser l’accès dès leur plus jeune âge aux cours de codage
– Organiser une tournée d’une « équipe de France » des femmes de la tech dans les établissements scolaires
– Encourager les initiatives de reconversion et d’accompagnement des femmes vers des métiers du numérique
– Proposer des cours universitaires pour aider les étudiants à valoriser leur savoir numérique
– Créer des programmes de mentoring de filles par des travailleurs du numérique
– Organiser des hackatons à tous les niveaux pour donner goût aux enjeux technologiques
– Former les prescripteurs (orientation scolaire, Pôle Emploi)
– Mettre en place une semaine du numérique
– Proposer des séminaires de formation aux enseignants de l’Education Nationale
– Créer des formations numériques accélérées pour les femmes peu diplômées
– Consacrer une demi journée au stage de 3ème à la découverte des métiers de la tech
– Créer un questionnaire en ligne « mon job dans la tech » qui permettrait d’identifier de façon ludique ses compétences
– Développer le reverse mentoring digital (enseignement aux plus âgés par les plus jeunes)
– Lancer une campagne grand public de sensibilisation
Proposer des modèles féminins :
– Créer un hashtag qui mettrait à l’honneur toutes les semaines une femme inspirante de la tech
– Encourager la production de films ou séries avec des héroïnes femmes scientifiques ou dans le digital
– Inviter des travailleuses de la tech dans les écoles pour qu’elles racontent leur parcours
– Créer une chaîne YouTube dédiée au recrutement et à la valorisation des métiers de la tech
– Offrir plus de visibilité aux femmes de la tech dans les médias
Investir :
– Instaurer une fiscalité incitative pour les entreprises qui nomment un Chief Diversity Officer
– Créer un Capital Booster Femmes (CBF) : pour 1€ investi dans un projet co-fondé par une femme, le CBF abonde 20% du montant investi en obligations convertibles et 50% pour les projets innovants
– Créer un lieu permanent à Paris pour la démocratisation des compétences numériques, incluant des ateliers, débats, présentations des femmes connues dans l’écosystème
– Mettre en place un programme incitant les jeunes filles en écoles d’ingénieurs à créer leur start-up, puis les incuber et les financer dans un accélérateur dédié
– Récompenser la parité au sein des entreprises à travers l’obtention d’avantages fiscaux
– Créer des prix et des bourses pour mettre en valeur les initiatives féminines
Au regard de ces chiffres et de ces propositions, donner plus de places aux femmes représente un enjeu majeur en vue de développer un environnement numérique plus respectueux et inclusif. En favorisant la mixité et la diversité des profils au sein des entreprises, les acteurs de l’écosystème mais aussi les pouvoirs publics, peuvent prévenir l’apparition de biais sexistes et racistes dans les algorithmes, comme le rappelle le collectif.
Et pour ceux qui auraient encore des doutes : une étude menée par l’Union Européenne en 2013 révélait qu’une présence accrue des femmes dans le numérique pourrait augmenter le PIB de l’UE de 9 milliards d’euros chaque année !
A bon entendeur!