10 décembre 2020 Emilie Sébert

Économie numérique : les plans de Bruxelles

Bruxelles entend réguler l’économie numérique… Le 15 décembre dernier, Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur, et Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence ont présenté le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA) au grand public. A travers ce pack de lois, l’Union Européenne souhaite imposer des interdictions aux plateformes, limiter les abus et réglementer la lutte contre les contenus illégaux. Nous faisons le point dans cet article, sur les contours de ce projet de lois.

#1 Le DSA et le DMA : késako ?

Le DSA (Digital Service Act) et le DMA (Digital Market Act) sont les deux volets juridiques d’une nouvelle législation visant à encadrer l’économie numérique. Les objectifs sont clairs :
– définir de manière plus claire la responsabilité des plateformes et des réseaux en imposant des règles plus strictes aux GAFAM afin de supprimer les espaces de non droit
– mettre à jour le droit à la concurrence en introduisant des obligations et interdictions qui s’imposeront aux seuls acteurs dominants, pour empêcher les abus de position dominante et permettre à des alternatives européennes d’émerger
– réguler leur usage des données privées et rendre leurs algorithmes plus transparents.

Le DSA et le DMA visent en priorité les « plateformes structurantes » , ces « gatekeepers » ayant acquis un rôle assez central pour verrouiller des écosystèmes. Sans pour autant les lister, la nouvelle législation comprendra des critères servant à définir un « gatekeeper ». Cette approche plus flexible permettra de rendre la liste des dits « gatekeepers » plus évolutive dans un domaine en perpétuelle transformation.

Un rapport du Center on Regulation in Europe (Cerre) propose quatre caractéristiques :
– la taille (nombre d’utilisateurs, temps passé, etc.),
– la place occupée sur le marché, qui peut se concevoir par l’existence ou non d’alternatives au service fourni. En résumé, le fait d’être un passage obligé pour les utilisateurs (avec peu de moyens pour passer par un autre acteur),
– un pouvoir de marché de longue durée et l’« orchestration d’un écosystème », à savoir la présence dans plusieurs marchés (Google et Google Shopping, par exemple).
Ces critères seront largement repris, reste à savoir où la Commission européenne placera les curseurs.

#2 Pourquoi une régulation de l’économie numérique ?

La mise en place d’une régulation de l’économie numérique à travers le DSA et le DMA, est nécessaire, et ce à plusieurs niveaux.

L’obsolescence du cadre juridique des services numériques… En effet, celui-ci n’a pas évolué depuis 2000 lors de l’adoption de la directive sur le commerce électronique (ou “e-commerce) alors même que cette législation est le socle de la réglementation des services numériques qui existent dans l’Union européenne. Comme le déclare la page officielle dédiée au DSA et au DMA, “le marché unique européen a donc besoin d’un cadre juridique moderne pour garantir la sécurité des utilisateurs en ligne et permettre aux entreprises numériques innovantes de se développer (…)”.

Des GAFAM tout-puissants… L’économie numérique, en Europe, est dominée depuis longtemps par quelques sociétés monopolistiques au nombre de 5 : Google, Amazon, Facebook, Apple, et Microsoft. Ces entreprises pour la plupart ont à peine 20 ans d’existence mais la capitalisation de chacune (sauf Facebook) dépasse les 1 000 milliards de dollars.
Pour bien comprendre les enjeux de ce monopole, voici quelques chiffres très évocateurs :
– Google concentre à lui seul plus de 90% des recherches effectuées sur internet, dans le monde
– YouTube est bien plus utilisé que la télévision : chaque jour, plus d’un milliard d’heures de vidéos sont visionnées en ligne
– Facebook totalise, en octobre 2020, plus de 2,7 milliards d’utilisateurs actifs mensuels : deux fois la population de l’Afrique.
Dans ce contexte de monopole, la concurrence est étouffée et les données personnelles des utilisateurs commercialisées, laissant place souvent à des pratiques déloyales. Pour ne citer que Google, la firme de Mountain View mettrait ainsi plus en avant les résultats de son onglet Shopping, tout comme Amazon qui exploiterait, au profit de ses propres produits, les données des vendeurs tiers utilisant ses services.

Plus de transparence dans l’économie numérique européenne… Le DSA et le DMA, interviennent dans le cadre de la stratégie européenne pour le numérique. En parallèle de cette législation, l’Union européenne conduit également un projet pilote sur la transparence algorithmique. En effet, Bruxelles qui tend clairement vers le digital notamment avec son règlement sur la gouvernance des données, souhaite proposer des règles pour la transparence des publicités politiques. “Nous sommes convaincus que les gens doivent savoir pourquoi ils voient une publicité, qui l’a payée, combien, quels critères de microtargeting ont été utilisés”, a déclaré la commissaire européenne Vera Jourova lors d’une conférence de presse.

#3 Dans quel cas, l’économie numérique sera-t-elle régulée ?

La haine en ligne sera régulée

“Le conducteur du DSA est simple : ce qui est autorisé offline doit l’être online, ce qui est interdit offline doit l’être online. Que l’on parle de contrefaçon, d’antisémitisme, de pédopornographie, de menaces de mort, ou de vente de drogues, tous les contenus illégaux doivent être retirés. Les contenus haineux, l’amplification de la violence verbale et physique, la désinformation doivent être identifiés comme tels et traités en conséquence”, expliquait Thierry Breton dans son entretien au Monde.

Voici donc le premier pilier de ce pack législatif qui sera révélé par la Commission le 15 décembre prochain. Ainsi le DSA et le DMA visent à définir la responsabilité des plateformes numériques face aux utilisateurs, protégeant leurs droits et leur sécurité.
Actuellement, la politique européenne repose uniquement sur un « code de conduite » volontaire, co-construit avec les réseaux sociaux eux-mêmes. Le Digital Services Act pourrait aller dans le sens d’un renforcement de la responsabilité des plateformes dans la lutte contre la haine en ligne. Cependant, elle ne reviendra pas sur le principe “d’hébergeur passif” posé par la directive e-commerce.

Actuellement, comment cette haine en ligne est-elle régulée ? Les réseaux sociaux sont soumis à certaines règles fondamentales comme les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Ces principes des Nations Unis visent à renforcer l’application des droits fondamentaux par les entreprises, qui ont une responsabilité des plus primaires. Cependant, ces plateformes étant internationales, comme les réseaux sociaux, elles soulèvent plusieurs questions notamment celle de la responsabilité de leurs publications, et des frontières des législations à appliquer sur internet qui, par nature, n’en a aucune.

Cette question de responsabilité est d’ailleurs le cheval de bataille de l’Union Européenne, en matière d’économie numérique. L’Europe estime en effet que les réseaux sociaux ne font pas assez d’efforts dans leur rôle de modérateur de contenus. A ce titre, la Cour de Justice de l’UE, en 2019, avait statué qu’ils pourraient être contraints de bloquer un contenu au niveau mondial si l’un des tribunaux nationaux en Europe décidait que le contenu en question était diffamatoire ou illicite.

L’application du DSA permettrait d’être plus réactif face à l’apparition de contenus illégaux et d’éviter que chaque cas finisse au tribunal, en fournissant des “obligations de moyens” et de transparence sur les réseaux. Des amendes sont également prévue pour les plus récalcitrants.

Quant aux contenus terroristes, un texte négocié depuis 2019 devrait compléter le DSA et le DMA, en imposant leur retrait en une heure de temps. Une obligation bien plus ambitieuse que la Loi Avia le proposait en France, pourtant censurée par le Conseil Constitutionnel, et sur laquelle l’assassinat de Samuel Paty a relancé le débat.

La concurrence et l’innovation devront être garantis

Pour ce second pilier, il s’agit dans les grandes lignes d’obligations et d’interdictions, telles qu’obliger le partage de données avec les entreprises concurrentes, interdire la pré-installation des applications des grandes plateformes sur les smartphones, ou encore faciliter leur désinstallation.

Une taxe GAFAM dans le cadre du futur DSA, peut-elle être envisagée ? Thierry Breton expliquait que “le DSA doit nous permettre d’organiser et de réguler l’espace informationnel dans lequel beaucoup d’activités ont lieu. C’est tout cet espace numérique dans lequel les GAFA sont des éléments très importants, mais il n’y a pas qu’eux”.

Ces obligations et interdictions dites règles “ex ante” auraient pour but de redistribuer les cartes du jeu de la concurrence sur le marché européen.

“L’initiative devrait garantir que ces plateformes se comportent équitablement et peuvent être contestées par les nouveaux entrants et les concurrents existants, afin que les consommateurs aient le choix le plus large et que le marché unique reste compétitif et ouvert aux innovations”, selon le site internet dédié au projet. Il s’agira ainsi de garder les marchés ouverts et non discriminatoires, pour favoriser une économie fondée sur les données.